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La question fort classique des rapports entre le droit et la morale est depuis quelques années l’objet d’un nouvel investissement de la part de la doctrine juridique, en réaction à l’évolution de la normativité relative aux droits de l’homme. L’un des points qui focalisent cette réflexion est, en France, l’apparition de la notion d’ordre public « immatériel », qui serait porteuse d’une rupture avec la conception classique de l’ordre public, dit « matériel »[1]. L’enjeu est de savoir si la liberté individuelle peut ou doit être limitée non par ses effets sur la liberté ou les intérêts d’autrui, mais par le seul respect de valeurs collectives posées comme impératives et donc indisponibles pour chacun — à l’instar des principes de dignité ou de non-discrimination. Cette question touche à la nature de l’État de droit, entre structure permettant la coexistence des libertés individuelles et système de promotion de valeurs collectives. Ces deux possibilités sont accueillies par le droit positif, de façon plus ou moins équilibrée au gré des décisions de justice, et sont l’objet de débats assez vifs sur le plan théorique. Se fait ressentir la nécessité de définir un ordre de priorité ou les modalités d’une complémentarité, entre les choix de l’individu et les valeurs promues par l’État, en particulier sur le terrain des droits fondamentaux. Le principe et la mise en oeuvre du principe de neutralité de l’État suscitent de la sorte de nouvelles interrogations[2].

L’émergence de la notion d’ordre public immatériel exprime précisément la nécessité, dans le vocabulaire du droit français, de reprendre la question de la neutralité de l’État, qui recevait jusqu’à une date récente une réponse certes indirecte (puisque la logique du maintien de l’ordre n’est pas exactement celle de la neutralité) mais relativement stabilisée, qui semble à présent dépassée. Définie lors de la Révolution française (article 10 de la Déclaration de 1789[3] et lois du 22 décembre 1789 et du 8 janvier 1790), la notion d’ordre public permet de contrôler l’effet de l’action des pouvoirs publics sur le niveau de protection des droits de l’homme. Notion très plastique, elle peut selon les domaines du droit (administratif, civil, international, etc.) avoir des contenus divers, mais ce qui lui donne son unité est précisément — on parle parfois de « notion fonctionnelle » — de permettre d’opposer à l’individu un ensemble de règles auxquels il ne lui serait pas possible de déroger. L’une des difficultés de la notion vient du fait que si l’ordre public a essentiellement une dimension matérielle — il correspond à la tranquillité de chacun d’user de sa liberté dans le respect de celle d’autrui, il contient aussi des éléments plus substantiels, par lesquels des valeurs collectives sont opposées à la liberté individuelle — il incarne alors un ordre moral a minima. Si le droit définit traditionnellement l’ordre public dans une perspective libérale, qui veut que les comportements individuels ne puissent être censurés que pour leurs effets physiques (réels, matériels) sur la personne et les biens, il contient aussi des composantes morales, comme les bonnes moeurs ou la moralité publique. Cela semble exclure a priori le paternalisme, puisqu’il ne s’agit pas de contrôler la pensée et la direction que chacun entend donner à sa vie mais de faire respecter un socle commun de valeurs, et ce dans l’expression publique de la liberté. Il en va ainsi, par exemple, de l’interdiction de la nudité en public ou des sex-shops à proximité des écoles ; dans ces cas-là, l’immoralité n’est éventuellement pas sanctionnée pour elle-même mais pour ses effets, parce qu’elle produit un trouble public dans un contexte particulier ; le for intérieur n’est pas objet de police mais seulement certaines dimensions de son exposition publique.

Cette présentation classique[4] ne doit toutefois pas dissimuler que la frontière est bien mince entre ce qui relève de la protection d’un socle de valeurs partagées par tous et ce qui permet d’imposer un ordre moral aux consciences individuelles. Par le passé, le Conseil d’État a pu interdire, entre autres et nombreux exemples, un combat de boxe, contraire à l’hygiène morale dans un lieu ouvert au public, ou encore la projection de films érotiques[5]. En définitive, les exemples abondent de cas dans lesquels les tribunaux admettent qu’un trouble d’origine morale, politique ou culturelle puisse justifier la restriction apportée à une liberté pourtant garantie par la loi[6]. D’une manière générale, l’ordre public permet de protéger ce qui est perçu comme étant, selon le Conseil d’État d’après une formule récente, le « socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles à la vie en société » […], exigences fondamentales du contrat social, implicites et permanentes[7] ». Sont ainsi prohibés l’excision, la polygamie, l’inceste, le recours à la grossesse pour autrui, ou encore les propos racistes, négationnistes ou discriminatoires. L’ordre public ne protège pas seulement l’intérêt de la société mais aussi l’intérêt des personnes privées, dont certains droits sont impératifs ; le droit au mariage est ainsi un droit individuel d’ordre public qui ne peut ni se limiter ni s’aliéner. Plus généralement, les règles encadrant les conventions à fin de protection des parties réputées faibles (salarié, locataire, consommateur, etc.) sont d’ordre public. Ainsi, selon la formule bien connue du code civil, « on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes moeurs » (art. 6). Globalement, on peut considérer que, si l’ordre public demeure essentiellement matériel — les autorités publiques compétentes ne visent que la tranquillité, la sureté et la salubrité — il contient plus largement un socle de principes et de valeurs, de direction ou de protection des individus et de la société, que l’État entend placer plus haut que les volontés individuelles. En ce sens là, l’ordre public est bien immatériel. Le droit entend faire respecter des valeurs, et pas seulement une structure neutre de coexistence entre des individus libres.

Cette réalité ancienne connaît ces dernières années une évolution, sous la forme d’un accroissement des règles d’ordre public, qui tend à ce que la part morale de l’ordre public devienne une force moralisatrice. Ce phénomène est né avec la promotion au rang de composante de l’ordre public de la dignité de la personne humaine, à l’occasion de la célèbre affaire du « lancer de nain »[8]. Il s’est depuis suffisamment développé, notamment en réaction au port du voile islamique, pour que se dessine l’hypothèse d’un ordre public immatériel[9].

Nous voudrions proposer dans les pages qui suivent une évaluation de ce phénomène. Si le constat de la dimension morale du droit n’est ni nouveau ni surprenant, la place de la morale dans l’ordre public est l’objet d’une reconfiguration qui mérite l’attention, pour deux raisons au moins : son importance d’abord, la « police des moeurs » semblant se renforcer progressivement ; sa nouveauté ensuite, les composantes substantielles de celle-ci se renouvelant. L’ordre public contemporain n’est pas celui du début du vingtième siècle, mais il ne l’efface pas. De nouvelles couches se superposent aux sédiments axiologiques du droit accumulés depuis les débuts de la construction d’un ordre juridique libéral, centré sur les libertés individuelles — que l’on date de la création du Code civil en 1804 ; de sorte que le phénomène s’inscrit dans une certaine continuité, et peut faire l’objet d’une double interprétation paradoxale, pouvant être perçu comme la corruption ou le renversement du modèle libéral mais aussi comme son prolongement ou comme une nouvelle appréhension de celui-ci. L’évaluation du degré et de la nature de l’immatérialisation de l’ordre public rencontre inévitablement le principe de neutralité de l’État. Celle-ci n’est pas une notion juridique, elle ne fait l’objet d’aucune définition ou même de mention dans le droit interne français[10] ; néanmoins, elle est au coeur de l’État de droit centré sur les droits fondamentaux, notamment sollicitée en France par le régime de la laïcité, et ses contours sont définis par les règles d’ordre public. On peut considérer que la mesure du périmètre de liberté individuelle délimité par le « modèle moral » porté par le droit appelle une analyse simultanée du contenu de l’ordre public et de l’effectivité de la neutralité de l’État.

Plusieurs conceptions de la neutralité se disputent la notion et les règles d’ordre public, dans la jurisprudence et dans la doctrine. L’ordre public ne repose pas sur un dispositif juridique stable et parfaitement homogène, mais se trouve traversé de lignes de tensions, selon les domaines concernés. Portées par les acteurs du droit de manière principalement pragmatique, les approches de la neutralité, qu’il revient à l’observateur de construire pour l’essentiel, ne correspondent pas à des positions théoriques clairement identifiées ; elles émergent de décisions de justice qui expriment la difficulté du maintien de l’ordre dans un cadre sans cesse déstabilisé par l’émergence de nouvelles sensibilités, croyances ou techniques, dans des registres aussi variés que, ces dernières années, la religion, la bioéthique, la sexualité ou le racisme. D’un point de vue plus théorique, les débats relatifs à la neutralité de l’ordre public reflètent les antinomies qui fragmentent la modernité juridique, selon la manière dont on peut concevoir la signification des droits de l’homme et de la démocratie. La tension entre autonomie et dignité de la personne, née avec l’affaire du lancer de nain mais jamais apaisée malgré l’abandon progressif de l’usage de la dignité par le juge administratif depuis lors[11] est particulièrement représentative de ce débat renouvelé par la question religieuse.

On trouve une extension de ce débat à propos de l’encadrement juridique du fait religieux, en particulier musulman. La volonté de contrôler le port du voile dans un certain nombre de lieux ou de circonstances, relevant de la sphère publique ou privée, est à l’origine non seulement d’une législation importante mais aussi de débats nourris sur le rapport entre ce que devrait être un ordre public républicain et la liberté de conscience[12]. Si la question a d’abord été posée dans la sphère de l’État, et particulièrement dans l’enseignement, elle s’est étendue à l’espace public (et donc à la rue), aux lieux proposant un service d’intérêt général (les crèches) et plus récemment au monde du travail[13]. Si, à proprement parler, on ne peut considérer que l’ordre public encadrant l’action de l’administration s’applique dans une entreprise privée, l’interrogation est la même : un employeur ne peut-il limiter les droits de ses salariés qu’en fonction des nécessités (matérielles) garantissant le bon fonctionnement de son entreprise, ou peut-il également interdire certains comportements sans effets directs mais jugés attentatoires à certaines valeurs ? L’actualité jurisprudentielle est riche sur ce terrain depuis l’affaire de la crèche Baby-Loup[14] ; elle expose la difficulté devant laquelle se trouvent les employeurs pour concilier liberté (religieuse, du travail) et non-discrimination, sur fond d’exigence de neutralité — que depuis 2016 la loi permet d’inscrire dans le règlement intérieur d’une entreprise.

La confusion autour de la signification de l’ordre public, la déstabilisation du cadre de garantie des droits de l’homme qu’elle emporte, le défi que représente, à tort ou à raison, une nouvelle pratique, rigoriste, de l’islam, appelle un effort de mise en ordre non seulement du droit en vigueur, mais aussi d’autres options théoriques permettant de répondre au défi de la conciliation entre maintien de l’ordre et liberté. À partir de l’observation de l’entrelacs des lois et des jurisprudences et de leurs commentaires doctrinaux, nous proposerons dans un premier temps une modélisation des différentes approches de la neutralité et de l’ordre public, comme réalité normative mais aussi comme proposition doctrinale. Il semble que l’on puisse, de façon schématique, distinguer trois options, trois modèles théoriques, que nous esquisserons afin de voir ensuite, dans un second temps, la façon dont ils s’affrontent ou se combinent, sur le terrain très sensible à ces enjeux qui est celui de la laïcité, plus particulièrement à travers la question de la régulation de la religion dans l’entreprise. Ce faisant, nous voudrions mettre au jour le conflit souterrain qui se joue depuis quelques années entre plusieurs conceptions du droit, dont l’issue pourrait être d’une importance primordiale, dans la mesure où c’est la nature de l’ordre juridique qui se joue.

I. Les modèles de neutralité dans les conceptions de l’ordre public

On peut dégager de l’observation du droit et de la doctrine trois modèles : d’un côté, l’ordre public matériel, qui correspond à la neutralité libérale classique ; de l’autre, deux variations de l’ordre public immatériel, soit cosmopolitique, entrée sur le principe de non-discrimination et promouvant une neutralité horizontale, soit communautarienne, au service de valeurs constitutives du corps politique ou social, et garant d’un commun primant les droits individuels. Ces deux dernières approches ont en commun de substantialiser le droit à la liberté par la promotion d’une conception du bien, et si elles se réclament de la neutralité, c’est sous une forme active ou combattante, alors que l’on peut la considérer passive dans le modèle libéral, en en modifiant fortement la signification. Nous ne proposerons ici qu’une esquisse des modèles, à grands traits, afin de permettre une évaluation des mouvements du droit des droits de l’homme. L’ambition n’est pas de décrire parfaitement le droit positif mais de proposer une grille pour l’interpréter.

a) Le modèle libéral-libertarien[15]

L’ordre public, en droit français, relève du paradigme libéral, puisqu’il vise essentiellement à garantir la coexistence des libertés individuelles, mais il n’est pas libertarien dans la mesure où il admet une part de bonnes moeurs ou de moralité publique. Par ailleurs, si les fondements axiologiques de l’ordre public libéral sont immatériels, comme ceux de tout ordre politique, il est lui-même sans composante immatérielle active dans la mesure où il ne permet pas de sanctionner une façon de penser ou d’agir pour sa seule substance morale, indépendamment de ses effets. Son principe est de laisser se déployer sans réserve la liberté morale des personnes privées, sans intervenir en l’absence d’atteinte à la liberté ou aux biens d’autrui, ou à l’intérêt général ramené à ce qui permet la coexistence des libertés.

Si, dans une perspective purement libertarienne, on écarte toute composante morale, se dessine une forme pure d’ordre public matériel : aucune valeur ne doit être censurée dès lors qu’elle ne reçoit pas un usage attentatoire à la liberté. Ni frein à la liberté au nom de la lutte contre les préjugés discriminatoires, ni contrôle de la liberté au nom de valeurs morales ou politiques. L’État n’interdit que ce qui provoque un trouble objectif — et dans la mesure où il n’interdit rien, la notion d’accommodement raisonnable n’a aucune raison d’être (la demande de dérogation étant toujours par rapport à une réglementation coercitive). L’individu est libre de discriminer, aucune censure de ses choix, aucune intervention moralisatrice dans la sphère des relations sociales n’étant concevable.

La neutralité absolue de l’État a pour effet une indifférence aux valeurs qui se diffusent dans la société. Apparaît alors un paradoxe, souvent dénoncé sur le terrain économique : l’absolue défense de la liberté individuelle est accompagnée d’une indifférence aux conditions de cette liberté dans la sphère privée. L’État est neutre, mais la société peut devenir discriminatoire. Sur le plan moral, la société libertarienne n’est pas nécessairement individualiste. La plus retentissante expression de cette conception de la neutralité est la doctrine « séparés mais égaux », défendue par la Cour suprême des États-Unis à la fin du xixe siècle[16]. L’affaire est connue : la loi (de la Louisiane) ordonnant que les compagnies de chemin de fer mettent « à la disposition des races blanches et de couleur des moyens de transport égaux, mais séparés » n’a pas été jugée contraire à la Constitution américaine, d’une part parce que les droits (à l’accès au transport) étaient garantis pour chaque communauté, d’autre part — et c’est pour notre sujet le plus important —, parce qu’il ne revenait pas aux pouvoirs publics de censurer une demande (de séparation) produite par le corps social. Cette doctrine, progressivement abandonnée au vingtième siècle, devrait être celle d’un État parfaitement neutre à l’égard des choix privés. Elle montre les limites d’une conception strictement matérielle de l’ordre public, qui devrait s’accommoder du fait que des lieux dont l’usage est ouvert au public (restaurants, magasins, etc.) puissent être réservés ou interdits à certaines catégories de la population selon la volonté de leurs propriétaires, et ainsi accepter la corruption de la société d’égale liberté et d’émancipation de l’individu pour laquelle les libéraux entendent limiter et contrôler les pouvoirs de l’État. La doctrine « séparés mais égaux » permet de comprendre a fortiori que l’ordre public soit toujours encadré et soutenu par des « limites », incarnées par les bonnes moeurs et les principes indérogeables d’ordre public par lesquels l’État entend maîtriser l’autorégulation sociale et garantir les valeurs de la société. La notion d’ordre public permet de fonder et de définir le périmètre de l’ouverture de la Société ouverte, et doit pour cela nécessairement maintenir le respect des valeurs fondant l’ordre politique et social. La priorité accordée à la dimension matérielle de l’ordre public conserve toutefois une fonction régulatrice importante et ne saurait être trop vite écartée, comme en attestent les difficultés rencontrées par les voies différentes.

b) Le modèle « cosmopolitique »

Le principe de non-discrimination imprègne peu à peu tous les domaines du droit[17]. Fondé en raison, conçu pour s’imposer de manière impérative aux valeurs et intérêts des membres de la société, il exige que l’usage de la liberté ne soit jamais porteur d’une ségrégation, non seulement sur le critère des données innées (race, sexe) mais aussi sur celui des données axiologiques (convictions philosophiques, politiques et religieuses). Le droit est utilisé comme vecteur d’une société parfaitement et réellement égalitaire, chacun devant toujours être traité comme un universel abstrait, aucune distinction ne pouvant être faite à partir des différentes données de l’identité de la personne. Il nous semble que l’on peut parler de cosmopolitisme dans la mesure où aucune conception particulière du bien ou du « vivre ensemble » n’est rattachée à la protection des droits[18]. Les droits de l’homme sont pensés sans référence à un quelconque substrat culturel ; ils ne sont que l’affirmation du principe universel d’égalité, étendu à l’ensemble des rapports humains. Il s’agit de promouvoir une société, et pas seulement un droit, cosmopolite ; d’une part le droit ne doit pas être pensé en référence à un terreau culturel, d’autre part les personnes privées ne peuvent, dans un domaine croissant d’interaction (la sphère intime, seule, y échappant), faire valoir certaines préférences, certains goûts ou jugements à l’égard d’autrui, qui ne seraient pas fondés dans la raison des droits de l’homme dans le rapport à autrui. On assiste alors à un renversement intéressant du paradigme libéral-libertarien : pour rendre effective la liberté individuelle, l’ordre public doit imposer le respect du principe de non discrimination. L’État peut censurer, afin que les citoyens acceptent toutes les différences. La coupure entre culture et droits de l’homme aboutit à refuser aux particuliers la liberté dans le rapport à autrui, selon une définition (paradoxalement) de la vie bonne.

Ce deuxième modèle conserve une dimension libérale, puisqu’il s’agit de garantir l’autonomie individuelle, mais il entend la compléter ou la borner par le respect du principe de non-discrimination. Présent depuis relativement peu de temps en droit français (1972) mais fortement développé depuis sous l’influence du droit international, ce principe renouvelle la portée juridique du principe d’égalité. Son innovation principale réside dans le fait d’étendre ce principe aux relations horizontales, de sorte que la discrimination entre personnes privées recule. Il ne s’agit plus seulement de lutter contre les inégalités devant la loi ou devant les politiques publiques — de ce point de vue le « vieux » principe d’égalité suffirait —, mais bien de neutraliser les préjugés à l’oeuvre dans les relations sociales. La neutralité à l’égard des conceptions du bien véhiculées par autrui devient la règle pour chacun. Il s’agit bien de viser la neutralité, mais avec une ambition nouvelle et considérable : que le comportement des particuliers soit neutre à l’égard d’autrui, en particulier à l’égard de caractéristiques ne pouvant pas être prises en considération, comme la race, la religion, le sexe, l’apparence, etc. En termes d’ordre public, la portée est considérable. La non-discrimination joue un rôle équivalent à celui autrefois dévolu aux bonnes moeurs dans l’ensemble des relations sociales, mais avec des effets notables en particulier dans le monde du travail[19], ou plus récemment en matière de spectacles, comme l’a montré l’affaire Dieudonné, dont le « show » fut préventivement interdit pour trouble à l’ordre public, le trouble étant constitué non pas seulement par le risque de désordre matériel mais par le contenu du spectacle, attentatoire à la dignité et incitant à la discrimination[20]. La liberté d’expression reçoit donc bien une limite immatérielle, constituée par la frontière entre les idées acceptables et les préjugés condamnables.

c) Le modèle « républicain »

Ce troisième modèle d’ordre public repose sur la volonté de faire valoir la primauté de certaines valeurs constitutives de la communauté politique sur la seule affirmation des droits de l’homme, qu’il s’agisse de la liberté (modèle libertarien) ou de l’égalité-non-discrimination (modèle cosmopolitique). Cette position de principe peut nourrir le droit de valeurs multiples et donner différentes colorations à l’ordre public : « républicain » parce que le bien commun prime la liberté individuelle ; « perfectionniste » s’il est au service d’un projet d’amélioration de l’humanité (dans le sens d’une morale de l’émancipation par exemple) ; « autoritarien », en référence à Stanley Fish, s’il s’agit d’assumer la non-neutralité constitutive (fondatrice) du système politique et de l’ordre juridique[21]. La nature de la communauté que l’ordre public sert à promouvoir peut varier, mais l’idée demeure que le droit est avant tout au service de l’affirmation des valeurs dominantes et essentielles de cette communauté. L’ordre public encadre la liberté au nom d’une substance qui donne sa nature à l’ordre juridique et politique.

Cette conception du droit s’exprime particulièrement en France sur le terrain de la laïcité, alliée au perfectionnisme républicain[22]. Chez certains auteurs ou acteurs politiques, elle n’est plus, comme dans le cadre libéral, perçue comme une règle de l’État mais plus profondément comme un projet de société[23]. L’ordre public doit être garant d’un modèle d’émancipation, il ne peut être neutre, simple vecteur d’application des droits de l’homme. Il doit permettre à l’État d’assumer sa non-neutralité, ou éventuellement de l’imposer, à l’encontre de ce qui limiterait la réalisation effective du projet républicain[24]. L’État n’est pas neutre, il a en charge la neutralité de la société. On parle ainsi d’ordre public laïc[25], avec effet vertical, comme lorsqu’on interdit les signes religieux à l’école ou dans l’espace public, et effet horizontal, lorsque l’on songe à imposer la neutralité dans l’entreprise. La laïcité doit être une norme sociale. Elle justifie l’interdiction du voile dans une crèche, même privée.

Pour conclure cette brève présentation, nous pouvons remarquer que ces trois modèles font vivre différemment la neutralité. Seule l’approche libertarienne défend une neutralité absolue, verticale et horizontale. Le modèle cosmopolitique retient la neutralité dans sa dimension horizontale mais pas verticale. Le modèle « républicain » repose sur le refus de la neutralité, dans ses deux axes. Chaque modèle contient une idée de la maîtrise de la Société ouverte, dont l’évolution est pensée de façon distincte avec des difficultés propres. Dans le cadre du cosmopolitisme, elle doit être fermée aux discriminations fondées sur des préjugés, mais il apparaît qu’il est difficile de les combattre sans tomber dans un paternalisme potentiellement liberticide. Dans le cadre du perfectionnisme républicain, l’État doit se soucier de promouvoir certaines valeurs, en particulier de prendre en charge l’effectivité de l’autonomie des personnes, mais donc d’interdire des pratiques rétrogrades, immorales, indignes, etc., et se fermer aux doctrines menaçantes. On rompt là encore avec la neutralité d’une façon si forte que la liberté individuelle semble menacée. Enfin, pour les libertariens, la société doit être totalement libérée de tout contrôle des fins par l’État ; l’État est donc parfaitement neutre, mais sans aucune capacité de pérennisation et de protection des valeurs libérales, donc des principes mêmes de la société ouverte.

Les trois approches tentent pourtant de trouver leur place dans le cadre des démocraties libérales qui suppose de respecter les trois exigences qu’elles ont en partage, l’égalité, la promotion de l’autonomie, et la liberté individuelle. Si l’une de ces dimensions est abandonnée ou minorée, on sort alors de ce cadre. On peut donc considérer qu’il est important de rechercher la possibilité d’un équilibre entre les trois modèles pour définir une conception de l’ordre public en phase avec les promesses, ou le programme de la modernité, qui les contiennent tous en partie. On peut trouver dans le droit du travail, la voie d’un dépassement des antinomies entre les conceptions de la neutralité qui permette à chacune de se réclamer d’une réalité normative.

II. La religion dans l’entreprise. Quelle neutralité pour le salarié ?

Nous voudrions maintenant analyser le jeu entre les conceptions libérales, cosmopolitiques et républicaines à propos d’une question contentieuse qui mobilise législateur, juges et observateurs depuis quelques années, celle de la régulation du fait religieux dans l’entreprise privée. Dans des conflits de droit du travail se rencontrent la liberté religieuse, principe de non discrimination et liberté d’entreprendre. On peut repérer au moins trois « affaires » autour desquelles le débat s’est récemment organisé, proposant chacune une approche légèrement différente de la même question : un employeur privé a-t-il le droit de restreindre le droit de ses salariés de manifester leur religion (ou leur conviction), en quelles circonstances, pour quelles raisons, avec quelles limites ? — ou, autrement formulé, quel droit a le salarié d’exprimer son identité religieuse (ou autre) dans une entreprise, éventuellement à l’encontre de la volonté de son employeur ?

1. Le droit du travail bousculé par le port des signes religieux

La première affaire est celle de la crèche « Baby-Loup », qui avait licencié une salariée parce qu’elle refusait de retirer son voile dans l’exercice de ses fonctions. Après cinq décisions de justice, toutes différentes, le licenciement a été jugé licite, au regard de la tâche à accomplir et de la nature de l’activité de la structure[26]. Le principe de laïcité, au coeur de l’affaire dans son traitement politique et médiatique, est délaissé par le juge, qui s’inscrit sur le terrain du droit du travail. Il ressort de l’ultime jugement qu’une entreprise privée n’a pas à se soumettre à la laïcité (en tant que principe constitutif de la République), et qu’une activité tournée vers l’enfance peut justifier une restriction de l’expression religieuse des salariés, mais aucun principe n’est posé qui permette de savoir si un employeur privé peut, de son propre chef, faire le choix de la neutralité religieuse comme principe d’organisation de son entreprise — sans que cela soit lié à la nature de son activité (religieuse, politique ou syndicale). Il semble plutôt que l’employeur ne puisse pas instaurer un ordre « public » laïc, ou neutre ; il ne peut limiter l’expression de la religion que si celle-ci porte objectivement atteinte au bon fonctionnement de l’entreprise.

Les deux autres affaires ont reçu une réponse de principe par la Cour de justice de l’Union européenne le 14 mars 2017. La Cour de cassation belge a posé une question préjudicielle pour savoir si (au regard de la directive 2000/78 sur le principe de non-discrimination) l’interdiction de porter un foulard musulman sur le lieu de travail constitue une discrimination directe lorsque la règle en vigueur chez l’employeur interdit à tous les travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ? La Cour de cassation française a elle-même posé une question préjudicielle pour savoir si le souhait d’un client de société de ne plus voir les prestations assurées par une femme voilée constitue une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » pouvant justifier un licenciement (au regard de la même directive). Dans les deux cas, une salariée musulmane a été licenciée pour refus d’enlever son voile au travail, et la justification avancée par l’employeur a été fondée sur le rapport à la clientèle. En 2006, la société de gardiennage G4S a demandé à Mme Achbita, travaillant comme réceptionniste, de ne pas porter le voile afin de se conformer à l’image de marque de l’entreprise, visant en l’occurrence la neutralité. Dans l’autre contentieux, Micropole a licencié Mme Bougnaoui, embauchée en 2008 comme informaticienne, à la suite de la plainte d’un client qui ne voulait pas avoir à traiter avec une femme voilée (la qualité de la prestation n’étant pas remise en cause).

Nous ne pouvons ici rentrer dans le détail des deux affaires, qui ont permis à la Cour européenne de définir un certain équilibre entre les intérêts de l’entreprise et les droits des salariés (constitués de la liberté religieuse et de la non-discrimination) : un employeur peut interdire le port du voile pour les employés qui ont un contact visuel avec les clients, mais cela doit être inscrit dans son règlement intérieur et signifié au salarié en amont, et indépendamment de la demande spécifique d’un client (qui serait discriminatoire). L’employeur peut donc imposer des restrictions à la liberté religieuse au nom d’une politique de neutralité, mais ne peut simplement s’adapter aux exigences discriminatoires du client. Cette solution n’en est pas véritablement une dans la mesure où de nombreux aspects du problème restent à éclaircir. Si l’on sait maintenant que l’entreprise peut mener une politique de neutralité indépendamment de la nature de son activité, on ne sait pas véritablement au nom de quoi et jusqu’où elle peut le faire. Le doute est renforcé par l’adoption de la disposition qui, au sein de la loi du 8 août 2016 (dite « El Khomri »), permet aux entreprises d’inscrire dans leur règlement intérieur le principe de neutralité[27]. Cela ne supprime aucun des droits des salariés mais autorise une restriction dont les fondements et la portée sont encore mal définis. S’agit-il seulement de tempérer les exigences des salariés en matière religieuse de sorte que le bon fonctionnement de l’entreprise soit préservé ? Ou autorise-t-on l’employeur a faire le choix de la neutralité comme choix « politique » ? S’agit-il de limiter dans l’entreprise l’expression des convictions religieuses, politiques ou philosophiques des salariés, au nom de la rationalité économique, ou à l’inverse de permettre à l’employeur d’imposer ses propres convictions politiques aux salariés, indépendamment des nécessités du travail ?

On retrouve de fait transposée dans l’entreprise la problématique de l’ordre public : comment doivent s’y rencontrer les exigences de l’intérêt commun et les droits individuels ? L’autorité légitime, ici l’État, là l’employeur, peut-elle inscrire comme composante du bon ordre des éléments immatériels ? L’entreprise, comme l’État, peut-elle imposer ses propres valeurs à celles de l’employé, indépendamment d’une menace sur les conditions matérielles de son fonctionnement ? En l’état du droit, ces questions ne reçoivent pas de réponse parfaitement claire[28]. Il est acquis que les salariés sont protégés des discriminations et des atteintes à leur liberté religieuse dans le cadre de leur travail au moment de l’embauche et du licenciement, mais aussi que leur employeur peut restreindre leur droit de manifester leur religion, dans des circonstances précises, liées à la nature de l’activité de l’entreprise ou à la tâche qu’ils ont à effectuer[29]. Mais on sait mal si l’employeur peut aller plus loin, en limitant l’affichage de leurs convictions par choix politiques ou religieux, ou pour répondre aux demandes de la clientèle. La loi El Khomri et les décisions de justice indiquent cependant, sur fond de montée de l’islamisme, un assouplissement de la protection des droits des salariés à vivre leur religion au travail.

2. Quelle conception de la neutralité pour le monde du travail ?

Dans l’expectative, on peut réfléchir à ce que pourrait être l’évolution du droit à partir des trois modèles de neutralité définis plus haut. Chacun porte une conception particulière des droits de l’homme et de leur place dans l’architecture juridique, qui va le conduire à privilégier l’une des orientations possibles déjà contenues dans le droit du travail. Le consensus se fait pour accepter que la nature de la tâche à accomplir ou de l’activité de l’entreprise puisse justifier un renoncement à une revendication religieuse. Les divergences apparaissent quant à la liberté de l’employeur d’imposer, par le contrat d’embauche et le règlement intérieur, des restrictions déliées de cette double nature. Les trois positions sont assez simples à appréhender. Elles contiennent chacune une limite du point de vue même de la neutralité dont elles se réclament.

a) Ceux qui donnent une priorité au principe de non-discrimination s’inquiètent des potentialités du principe de neutralité dans l’entreprise. Selon eux, l’interdiction des discriminations doit avoir une valeur impérative qui transcende la liberté de l’employeur et la liberté contractuelle des parties. L’égalité de traitement entre les différentes formes de convictions prime toute autre considération non strictement nécessaire pour l’exécution de la tâche prévue. L’interdiction du voile est une atteinte grave à la façon dont une musulmane peut vouloir vivre sa foi ; de surcroît, elle ne concerne que les musulmanes et porte une discrimination indirecte à leur encontre.

De même, la volonté d’affirmer la neutralité de l’entreprise ne saurait être soutenue que par des justifications faibles ou fallacieuses[30]. Aucune raison véritable n’explique l’interdiction du port du voile par une réceptionniste ou une informaticienne. La communication est possible, le travail n’est pas empêché ; le port ne constitue pas en soi nécessairement un acte de prosélytisme ou de pression sur les autres salariés ou sur les clients. Pourquoi donc vouloir neutraliser ce qui est sans effet sur autrui ou sur l’intérêt de l’entreprise, si ce n’est pour affirmer une hostilité plus ou moins consciente à l’égard de l’islam, que celle-ci soit le fait de l’employeur (et éventuellement de certains collègues), ou du client ? Pourquoi ne pas vouloir collaborer avec une femme voilée si ce n’est parce que l’on entend discriminer les tenants de cette religion ? Les arrêts Achbita et Bougnaoui, fondés sur l’intérêt de l’entreprise, légitimeraient, selon cette approche, l’arbitraire et les préjugés de l’employeur et des clients, qui demain pourraient s’exprimer à propos d’autres aspects de l’identité des salariés, pourquoi pas la couleur de peau. La politique de neutralité dans l’entreprise est le cache-nez d’une discrimination portée par des préjugés racistes ou culturels[31].

Si l’argument est fort, on peut cependant proposer deux objections à ce qui apparaît comme un verrou anti-discrimination. D’abord, il semble que les problèmes posés dans le monde du travail par les revendications religieuses soient bien réels, même s’ils sont marginaux, et non d’essence « islamophobe »[32]. Au-delà du voile, les revendications concernant l’organisation du temps de travail, les congés, les vêtements, le rapport à autrui peuvent peser sur l’efficacité de l’entreprise. On objectera à cela que le voile en lui-même ne saurait être concerné tant il est « neutre » ; certains employeurs expliquent alors qu’il est un élément d’une attitude générale qui peut nuire à l’ambiance dans l’entreprise. Ensuite, et plus fortement, on peut discuter des effets et de la cohérence de l’application stricte du principe de non-discrimination en faveur des femmes voilées. On peut considérer qu’elle conduit à restreindre l’expression de la liberté de conscience des employeurs ou de certains salariés : ils se trouvent eux-mêmes discriminés par l’impossibilité qui leur est faite d’exprimer leur hostilité au fondamentalisme religieux, et l’on peut se demander si cela ne constitue pas une atteinte à la vie privée, étendue par la Cour européenne des droits de l’homme au « droit pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables », y compris dans les activités professionnelles et commerciales[33]. Allons plus loin, et osons le point Godwin : une application stricte du principe de non-discrimination interdirait à une entreprise de ne pas embaucher un postulant très compétent à un poste en raison de son engagement bien connu dans un parti néo-nazi ; peut-on considérer que cette limitation de la liberté d’entreprendre (qui serait évidemment facilement contournée dans les faits) est respectueuse (puisqu’il ne s’agit que de ça ici) de l’égalité que le principe de non-discrimination doit garantir ? Au-delà de notre exemple, l’application de ce principe a des effets liberticides évidents, qui rompent de surcroît avec le principe d’égalité et de neutralité (entre les convictions).

b) À l’inverse des « égalitaristes », certains entendent faire vivre dans l’entreprise une forme de communautarisme républicain, à l’instar de Jean-Luc Petithuguenin, P.-D. G. de la société Paprec, qui a été (en France) précurseur de la neutralité dans l’entreprise en faisant adopter par ses salariés une « charte de la laïcité et de la diversité »[34]. Il s’agit explicitement de faire vivre dans une entreprise la neutralité comme modèle de relation sociale, comme principe d’organisation, sur le modèle de l’État laïque. Aucune discrimination à l’embauche, pas de contrôle du for intérieur, mais pas d’exemption religieuse au règlement d’entreprise, pas de droit à l’accommodement avec les revendications salariales teintées de religion, qu’elles touchent aux vêtements, aux congés ou à l’organisation du travail. La loi commune est érigée dans l’indifférence au religieux. Allant dans le même sens, Alain Supiot suggère que puisse être plus généralement mis en oeuvre le projet d’une « communauté politique dans l’entreprise », dont le coeur serait la laïcité, conçue comme « principe sous l’égide duquel des personnes de confession différentes » pourraient s’accorder[35]. Dans cette logique, imposer une image de marque neutre n’est pas l’adaptation aux préjugés de la clientèle mais l’affirmation d’une valeur ou d’une conviction forte (« républicaine » dit Petithuguenin). Comme dans la République, on ne demande pas aux salariés de renoncer à leur identité et à leurs convictions, qui peuvent librement s’exprimer dans leur vie en dehors de l’entreprise, mais seulement à ne pas les manifester d’une façon qui remette en cause l’ordre (matériel et immatériel) dans l’entreprise. Il ne semble pas que le règlement d’entreprise neutre porte atteinte à la liberté religieuse, ni même soit discriminatoire, en tout cas pas directement, dans la mesure où toutes les religions sont concernées.

La véritable difficulté de cette position est qu’en voulant combattre le communautarisme elle lui donne les moyens de s’organiser. En effet, on ne voit pas comment il serait possible, sans être lourdement discriminatoire, d’accepter des entreprises « neutres » ou laïques ou républicaines, et pas des entreprises non neutres, donc fortement marquées dans leur organisation par des choix religieux ou philosophiques visant non à neutraliser, mais à affirmer des identités particulières. Si l’on ouvre grand la porte à l’entreprise de conviction, il n’est pas possible qu’elle ne soit que de convictions conformes aux canons républicains. Aujourd’hui, le choix de l’entreprise de conviction est possible, mais seulement si l’activité elle-même, ou l’éthique qui la sous-tend, est liée à une conviction (on parle d’entreprise de tendance, pour des écoles confessionnelles ou des syndicats notamment), alors qu’il s’agirait de le permettre pour tout type d’entreprise, selon la volonté de l’employeur. Il faudrait donc admettre que se créent des entreprises qui organisent le travail selon des préceptes religieux, qui aboutiront nécessairement en pratique sur des embauches discriminatoires — bien loin de tout contrôle républicain. En l’état, le droit ne le permet pas, puisque seule la neutralité peut être inscrite dans le règlement intérieur, afin de neutraliser l’impact du religieux, mais cette restriction ne semble pas compatible avec la neutralité de l’État.

3) La position libertarienne développe l’appréhension classique dans le cadre du libéralisme juridique, mais en radicalisant son individualisme. La liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle permettent une convention entre employeurs et salariés stipulant un engagement à abandonner la manifestation de ses convictions dans l’entreprise, ou même à adhérer à certaines valeurs promues par celles-ci. Ce qui fait foi ici, c’est l’engagement contractuel des deux parties, et non plus le contenu, contrôlé par la puissance publique — comme dans les deux autres modèles — du contrat. Ainsi, l’engagement de Mme Bougnaoui, lors de l’entretien d’embauche, à ne pas porter le voile en clientèle, suffirait à fonder son licenciement. Aucun principe d’ordre public ne devrait entraver la liberté contractuelle dans une perspective libertarienne. De manière « accidentelle », la position libertarienne peut soutenir la volonté communautarienne-républicaine d’imposer la neutralité, notamment à partir de la loi du 8 août 2016 qui n’impose rien mais donne aux entreprises la possibilité de faire le choix de la neutralité, mais fondamentalement son inspiration est très éloignée.

L’approche libertarienne est la plus fidèle au principe de neutralité de l’État, puisqu’aucun ordre public immatériel ne contraint ou n’irrigue le « droit du travail ». Il faut néanmoins remarquer qu’elle doit assumer, pour être cohérente, la possibilité de conventions ouvertement discriminatoires. Dès lors, elle garantit que l’État sera neutre, mais pas que les membres de la société le seront. Elle peut ainsi paradoxalement, au nom d’une défense très forte de la liberté individuelle et de la neutralité de l’État, légitimer un « état du droit » accompagnant une société où les préjugés peuvent se déployer sans limite à l’encontre des individus dans l’ensemble des interactions sociales (il faudrait accepter des restaurants, des épiceries, des bus, interdits à certaines religions, couleurs de peau, sexe, etc.). Le but n’est pas la neutralité de la société à l’égard de l’individu (comme dans le modèle cosmopolitique), mais seulement celle de l’État à l’égard des valeurs des membres de la société — paradoxe pleinement assumé notamment par David Friedman[36] : le droit peut ne pas être neutre dans une société d’individus imprégnés de valeurs paternalistes et discriminatoires, et libres de leur donner une portée normative. Plus profondément, cela signale une difficulté à garantir la pérennité de la société libérale. La neutralité à l’égard de la nature de la société empêche de garantir la neutralité sociale à l’égard des choix individuels.

Aucune solution n’est parfaitement convaincante. L’interdiction du licenciement pour port de signes religieux a un coût non neutre pour les collègues et collaborateurs de la salariée ; la possibilité d’imposer la « neutralité républicaine » dans l’entreprise, notamment à l’égard de la clientèle, peut ouvrir un processus de légitimation de discrimination difficile à contenir ; la possibilité d’interdire contractuellement le port du voile sans qu’aucune justification ne doive être apportée autorise toutes les discriminations. Aucun modèle n’est donc parfaitement satisfaisant : dans le cadre d’un droit cosmopolitique, l’individu ne peut afficher des préférences dans les relations horizontales, et son rapport à autrui doit être fondé sur une connaissance abstraite, comme derrière un voile d’ignorance, qui interdit finalement l’expression de ses propres convictions ; le communautarisme républicain entend sauver la liberté en interdisant les valeurs « non conformes », mais en imposant les siennes il renonce de fait à la neutralité juridique. Ces deux modèles, sur des points de départ différents, sont donc très proches : la neutralité est refusée ou imposée, la liberté est limitée par une conception immatérielle de l’ordre public. On impose aux individus le respect d’une valeur « indisponible », l’égalité pour les uns, la neutralité pour les autres. De son côté, le modèle libertarien s’abandonne au mythe de « l’autorégulation de l’autorégulation[37] » et ne peut protéger la société d’une imprégnation par des valeurs qui en détruiraient la nature libérale. L’absolue neutralité à l’égard des choix privés signifie l’impossibilité de contrôler le respect effectif de la liberté individuelle. Si l’affirmation d’une norme cosmopolitique ou des valeurs républicaines contient le risque d’une dérive antilibérale, la liberté d’affirmer une entière liberté fragilise la défense de la culture libérale.

Avec une certaine sagesse, le droit positif donne une expression contenue aux trois modèles, à travers la garantie des droits et principes qui sont au coeur de la modernité : l’égalité, la liberté, et l’affirmation par la communauté politique de valeurs « communes » limitant la portée des droits individuels. L’émergence de l’islam politique déstabilise l’équilibre en vigueur dans les démocraties occidentales, et révèle les tensions entre les trois sensibilités, en France particulièrement. Plutôt que de plaider pour la « victoire » de l’une d’elles, qui se paierait du renoncement à une part importante du projet moderne, sans doute est-il préférable d’envisager un compromis maîtrisé. En ce qui concerne la religion dans l’entreprise, cela pourrait consister à accepter l’idée d’entreprise de conviction (laïque ou autre), en opérant une distinction plus fine que dans l’état du droit entre les discriminations possibles, en acceptant par exemple les distinctions fondées sur les caractères volontaires de l’identité (politique et religieuse), et en maintenant le refus de celles liées aux données innées de l’identité (sexuelle, ethnique, raciale, ou physique). Au-delà du monde du travail, cet équilibre pourrait être poursuivi pour répondre aux tensions contemporaines entourant l’ordre public. Si celui-ci ne peut être strictement matériel, car la défense même de la société ouverte serait alors fragilisée, ses composantes immatérielles devraient faire l’objet d’une attention plus fine. Les impératifs moraux liés à la pérennité d’une modernité consensuelle (refus des discriminations liées à l’identité donnée de la personne, contrôle des idéologies et religions hostiles et menaçantes pour les droits de l’homme) pourraient être retenus ; les autres, stigmates d’une perversion de cette modernité (absolutisme de la non-discrimination, paternalisme, extension d’un ordre moral républicain à la sphère privée) rejetés.