Abstract
Au cours des deux dernières décennies, les études sur Stanley Milgram ont connu une véritable renaissance interdisciplinaire, qui a conduit à modifier profondément le débat sur ces expériences de psychologie sociale parmi les plus controversées du xxe siècle. L’intérêt considérable pour les conditions expérimentales de ses travaux constitue une nouvelle perspective, qui a des implications pour la philosophie de la psychologie sociale. L’ontologie sociale (ou ontologie historique), de différents styles, peut mettre en lumière les caractéristiques contingentes de l’« obéissance à l’autorité» et d’autres expériences classiques de la psychologie sociale nord-américaine. Dans ce numéro de Philosophia Scientiæ consacré à Milgram, ma contribution consiste à montrer comment une approche empirique de l’interaction sociale peut aider à éclairer – « à partir de la base» -– les relations de pouvoir dans le laboratoire de Milgram, ainsi que les résistances à la poursuite de l’expérience. Tout d’abord, je présente le pouvoir comme une caractéristique multidimensionnelle de la sociabilité humaine, en soulignant son aspect performatif. Dans le laboratoire, les sujets jouant le rôle des Enseignants sont contraints à exercer leur pouvoir de différentes façons très contrastées, soit en exerçant ce pouvoir sur l’Apprenant (en se conformant à la volonté de l’expérimentateur), soit contre l’expérimentateur (c’est-à-dire en lui résistant). Deuxièmement, je propose que, comme la moralité, le pouvoir au sens performatif peut être compris à l’aide de la distinction entre premier-plan et arrière-plan (dans le vocabulaire Gestaltiste, la distinction figure/fond), les deux aspects du phénomène étant empiriquement fondés, et orientés vers les pratiques concrètes des agents en interaction. Troisièmement, je précise la notion de pouvoir performatif, en relation avec la pratique de ceux qui, parmi les sujets en position d’Enseignants, s’opposent à la continuation de l’expérience. En conclusion, l’article illustre la valeur de l’analyse éthnométhodologique conversationnelle, en tant que style d’ontologie sociale adapté tant à l’étude des relations de pouvoirs, à celle des prétentions à la connaissance en psychologie sociale, qu’à la reconstruction des présupposés de la psychologie sociale nord-américaine classique.